samedi 11 février 2012

Page 2 (Alice Bé)

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 11 à 16 écrits par Alice Bé forme la page 2 de son texte. La première page est disponible ici.]

Salomon était déchiré. Il aurait voulu l’emmener très loin, et en même temps s’enfuir, tant il se sentait insignifiant, un immonde cafard face à cette apparition foudroyante. Mais elle était bien là, en train de lui demander quelque chose, il n’avait pas compris, son cerveau s’était endormi, et voilà encore le regard vide, le poisson mort, comment lui montrer ce feu qui brûlait en lui ? En fait, elle voulait simplement savoir si le jardin appartenait ou non aux maîtres de maison…
Il bredouilla que oui et que les propriétaires étaient ses cousins. Souvent, quand ils étaient enfants, ils organisaient des chasses au trésor parmi les buissons, mais récemment M. et Mme Aleichem (David était le cousin germain de Salomon du côté de son père) avaient dit au gouvernement qu’ils étaient prêts à mettre leur terrain à disposition si besoin. La jeune femme dit que c’était là un beau geste, en agitant son poignet orné d’un beau bracelet en écaille de tortue. Elle dit que le jardin était magnifique, sauvage, comme une lande d’Ecosse où paissent des troupeaux de moutons. Salomon, rendu un peu perplexe par cette comparaison inattendue, la regarda avec des yeux ronds.
Puis il vit son cousin David s’approcher. Son regard était clair : il était temps pour Salomon de quitter le manoir pour retourner dans son triste immeuble gris. Cendrillon des temps modernes, il se résigna à aller se coucher. Il n’avait même pas de carte de visite à laisser à la jeune femme ! Non, vraiment, il n’était bon à rien. Il se sentait misérable, petit cloporte sans importance, poisson aux yeux vitreux, qui garderait pour toujours, verrouillée dans son cœur, la question qu’il brûlait de poser : « Mais qui êtes-vous ? »
Il rentra donc chez lui ; le reste de sourire qui animait ses lèvres n’avait rien de commun avec l’expression morne de ses yeux. Au bout d’une longue marche dans le froid, il poussa la porte d’entrée de son immeuble, aux gonds rongés par la rouille. Il s’apprêtait à entrer dans son appartement, quand il sentit une main sur son épaule. Il se retourna. C’était sa voisine, Mme Cohen, une femme d’une quarantaine d’année qui en paraissait bien plus, comme ces arbres des villes prématurément usés par les gaz des voitures. Ses cheveux frisés et fins moutonnaient autour de son visage aux traits tirés. Elle pria Salomon de bien vouloir passer chez elle. Elle avait quelque chose à lui dire. Il ne pouvait refuser, et s’achemina sous la lumière blafarde de l’ampoule du couloir.
Il la connaissait bien, cette brave dame, et même, de temps en temps, lorsque son fils, un mauvais gars, sortait le soir en la laissant seule, Salomon lui tenait compagnie. Ils jouaient au trictrac, aux dés, et se racontaient des histoires, se rêvant dans des pays lointains. Mais cette fois Mme Cohen ne cherchait pas à s’évader dans des pays magiques. Elle avait les pieds bien sur terre, et l’expression de son visage, loin d’être enjouée à la perspective d’une soirée entre amis, était morne et triste. Elle ouvrit la porte de chez elle, et fit entrer Salomon, dont le regard se porta instinctivement sur le chandelier à sept branches qui ornait la cheminée où crépitait un feu agonisant.
Il la suivit lentement, à pas de tortue, dans le salon étroit et sommairement meublé. Il ne voulait pas s’asseoir, ne voulait pas se voir entraîner dans une histoire qui n’était pas la sienne, servir de boussole à une femme qui ne savait plus où se tourner. Mme Cohen lui proposa un thé, des fruits, mais il refusa tout. Dans sa tête, les secondes s’écoulaient comme sur un boulier, avec un bruit infernal. Il revoyait sa discussion avec la fée aux cheveux d’or, sa propre incapacité à tenir un discours cohérent ; mais devant lui, au lieu du visage lisse et lumineux de la jeune femme, se trouvait celui, vieux et usé, de sa voisine, qui lui disait : « Ils ont arrêté mon fils ».

(à suivre)

Alice Bé

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