samedi 18 février 2012

Page 3 (Alice Bé)

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 17 à 21 écrits par Alice Bé forme la page 3 de son texte.]


Salomon lança des regards affolés autour de lui, cherchant une issue, tel une bête traquée par des Indiens en chasse. Mais il ne trouva rien, rien qu’un bouquet de fleurs en train de faner posé sur une console. Il lui fallut alors plonger son regard dans celui de Mme Cohen, dans ses yeux d’arbre mort, sans savoir quoi lui dire. Son fils était un être méprisable, une sorte de parasite perpétuel, qui pouvait même être dangereux. Une fois, quand ils étaient petits, il avait trouvé un nid de guêpes, et, alors que Salomon voulait partir en courant, ce maudit Hershe lui avait pris la main et l’avait posée sur cette masse bourdonnante, jusqu’à ce qu’il hurle de peur et parvienne à se dégager. En apprenant son arrestation, Salomon ne put s’empêcher de se sentir soulagé.
Aussitôt, il fut submergé par la culpabilité. Cette pauvre femme, après tout, ne voyait pas dans son fils un cloporte malfaisant, mais une rose au doux parfum. Elle poursuivit : « Ils l’ont emmené, je ne sais où, lui ont bandé les yeux, et depuis je n’ai pas eu de nouvelles, pas une lettre, ils ne le laissent même pas m’appeler. Je ne sais plus quoi faire. Pourriez-vous dire un mot à vos cousins, eux qui sont si bien vus ? Vous savez, c’est parce que nous sommes juifs qu’ils ont fait ça. Peu à peu, ils nous auront tous, ils nous aligneront comme des petites billes, et feront de nous ce qu’ils voudront ».
Salomon, soudain, se sentit mal. Sa tête bourdonnait, il ne parvenait plus à fixer son regard, tout était sans dessus dessous. Mme Cohen le regardait d’un air interrogatif. Il ne savait que lui répondre, aurait voulu lui dire qu’elle se faisait des idées, à toujours imaginer le pire, à vivre avec cette ombre perpétuellement au-dessus de sa tête, qu’elle aurait dû se réjouir d’être enfin débarrassée de son fils. Au lieu de cela, il bafouilla : « Je vais essayer de leur en parler ».
C’était bien ainsi que tout avait commencé, par cette étrange soirée passée à naviguer entre un monde et l’autre. M. Aleichem s’en souvenait encore dans les moindres détails, alors même que son visage était aujourd’hui bien plus ridé que celui de Mme Cohen à l’époque, alors même qu’il ne pouvait plus marcher sans s’appuyer sur sa canne. C’était cette nuit-là qu’il avait mis le doigt dans l’engrenage, entr’aperçu par un trou de serrure ce qui allait le mener à sa perte. Et attirer sur lui le malheur et l’opprobre.
Salomon serra la main de Mme Cohen avant de la quitter, une main sèche et noueuse qui semblait vouloir le retenir, lui faire redire qu’il sauverait son fils. Il alla ensuite se coucher, mais ne parvint pas à trouver le sommeil. Il se voyait devant demander à son cousin la grâce de ce bon à rien de Hershe ; en arrière-plan, il voyait la jeune femme du jardin rire à gorge déployée, les traits déformés, ses cheveux blonds comme un incendie autour de sa tête. Dans quelle situation était-il donc allé se fourrer ? N’avait-il pas autre chose à faire que de charger sur ses épaules tous les problèmes du monde ?



(à suivre)

Alice Bé

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