samedi 25 février 2012

Page 4 (Louis Butin)

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 22 à 26 écrits par Louis Butin forme la page 4 de son texte.]

Et le désir s'accroissait, molécule après molécule, fluide sur fluide, pensées après pensées, dans une confusion de chimie cérébrale bouleversée, dans le tumulte d'interactions neuronales exaltées ; sur sa peau courait une caresse térébenthe ; au fond de ses yeux clignotaient les passions fatales ; dans sa bouche sonnaient les cuivres tempétueux et aigres ; et il en aurait gémi ! Comme il voulait la toucher cette femme ! Ce monde inaliénable, cette planète inaccessible, ces fesses rondes et polies sous elle, cette onde fabuleuse dans la chevelure !

Il serrait les poings convulsivement et voulait hurler le nom de sa mère pour rompre le terrible sortilège.

Puis le téléphone portable de la voisine se remit à sonner.
Sa main gracieuse descendit contre le lit, attirée par l’appareil, hésita puis se reprit à mi-chemin et vint se réfugier contre sa tendre poitrine.

Jean-Jesus se chuchotait au-dedans : « tournez-vous un peu, madame… tendez-moi l’autre fesse, que je comprenne mieux les mystères de Dieu. »

Mais elle restait de profil, obstinément, figée, furieuse, solitaire.

« Rrh !, feula-t-elle, on dirait que je n’attire que des tordus... Où que j’aille, partout… Paris, Lausanne, Londres, Milan… Ssss… Que des mecs… cons ! Rrrh ! » Elle tira sur ses cheveux, les démêlant rageusement, tiquant de douleur par instants.

Jean-Jesus connaissait bien cette façon de se parler à haute voix ; lui-même faisait ainsi, quand sa mère n’était pas à la maison, qu’il ne parvenait pas à trouver le calme, que la Bible adorée lui tombait des mains…

« Je te comprends… », murmura-t-il.
Mais elle, Coralie, le comprendrait-elle ? Depuis le temps qu’ils se connaissaient, il avait peur qu’elle ne l’ait jamais compris.
Il savait le regard qu’on portait sur lui : cet air interloqué, dubitatif, ces visages cadenassés. Toujours, on le dévisageait avec méfiance. Les femmes, plus encore. On le toisait depuis les pieds jusqu’à la tête, intervalle de deux mètres d’une vision suspecte.
Coralie. Elle seule avait un peu de bienveillance pour lui.
Ses cheveux mousseux, elle les lui avait touchés une fois, sous une tente, chez les scouts, et elle lui avait dit, l’éblouissant avec sa lampe torche : « t’es marrant Jiji, t’es comme une créature de Tolkien ou de jeux de rôles, et pourtant, tu es ni un elfe, ni un nain, ni un orque… un genre d’être des bois et des fontaines… hihi, et tu parles comme un poisson, un poisson-clown : mpoh, mpoh ! » Elle avait mimé la bouche du poisson, agrandissant ses yeux tout ronds sous les lunettes.
Le lendemain, elle avait tenu un long conciliabule avec ses copines. Celles-ci ne cessaient de le désigner du menton, du coin de l’œil et même du doigt. Puis elle vint le voir : « elles ont dit que c’est toi ou elles. Désolé, Jiji… Essaie de te faire quand même des copains… Parle un peu, peut-être… Tu sais, ils vont pas te manger… »
Quinze ans plus tard… Depuis la fenêtre de sa chambre, il a compté les jours où il pouvait la voir et les jours sans elle. Il l’a vue partir à la mort de sa mère et revenir pour l’enterrement de son père.
Quand elle le croise dans les allées du lotissement, elle le regarde en plein visage, sourit, et cela rafraîchit tout le corps.
Elle ne porte plus ses grandes lunettes — celles qui, conjuguées à la lampe torche, dardaient sous la tente un regard triocle sur la nudité embarrassée de l’enfant buisson, le futur homme arbre. Ce n’est plus le même regard — un regard d’enfant curieuse — c’est un regard perçant ; il s’enfonce dans le visage et tire du crâne les pensées secrètes. Peut-être le comprend-elle, maintenant.
Mais lui, pourquoi ressent-il toujours le besoin de se cacher pour voir ?
Immobile, tremblant encore un peu, il se calmait dans la contemplation attendrie de sa belle fleur.
Il entendit un frôlement dans le couloir, comme un crissement d’insecte, puis ressentit un brusque point de douleur au foie. Il s’effondra lentement, comme un immeuble démoli aux explosifs, saisi de douleur et s’accroupissant.
« Aaaah !... », fit-il.
Il put voir frémir sa belle fleur.
À ses côtés se tenait son cruel ennemi, l’homme à la clé, un couteau à la main.


(à suivre)

Louis Butin

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