vendredi 9 mars 2012

Episode 36


[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]


(Suite de l’histoire n°1) “C’était bien elle, la fée blonde de la veille, cette présence mystérieuse et secrète qui avait foudroyé Salomon. Sans sa robe de soirée, elle était certes moins flamboyante, mais la douce lumière du jour et son modeste chemisier couleur crème mettaient en valeur sa beauté simple, la régularité de ses traits.
David, qui la connaissait apparemment assez bien, lui présenta Salomon, puis lui fit part de ses inquiétudes. Les yeux gris de la jeune femme s’assombrirent un instant, puis elle adressa un franc sourire aux deux hommes.
- Voyons, David, tes papiers sont en règles ? La maison est à disposition des autorités si elles devaient en avoir besoin ? Que veux-tu faire de plus ? Il n’y a vraiment pas là de quoi t’empêcher de dormir, il me semble.” (Alice Bé)


(Suite de l’histoire n°2) ““Qu’est-ce qu’il sait? Mais ce n’est pas la question! Je l’ai assommé, il s’est étalé comme un arbre coupé. L’interroger? Mais je ne sais pas faire, ça! Et puis, cela changerait quoi? Je nous ai permis de gagner quelques heures, c’est tout. (silence). Oui, c’est une idée, cela. Oui, je vais lui demander. Et si personne ne sait où il est? ”. Silence. La conversation s’était achevée. Le majordome de Sheep sortit de la salle de bains et jeta rageusement son téléphone sur le lit. Il se tourna vers Heisenberg, sembla surpris de le trouver éveillé, puis reprit sa contenance: “Vous êtes réveillé? Tant mieux. J’ai des questions pour vous.”” (David M.)


(Suite de l’histoire n°3) “Cependant, la distance et la perspective peuvent parfois avoir des effets trompeurs : de loin, cette figure me paraissait mince. Maintenant qu'elle est très proche, il devient évident qu'elle est plus que mince : elle est petite, toute petite. Trop petite, de fait, pour être un homme. C'est une femme. Elle porte un imperméable gris et un béret assorti.
Elle n'est plus maintenant qu'à une dizaine de mètres. C'est Reinette ! Je marche à mon tour vers elle, étonné, ahuri, bouleversé. Reinette ! Mais puisque c'est Locus qui a parlé à Boulier qui m'a communiqué ce message, cela signifie donc qu'elle est en contact avec Locus ? Je ne comprends plus rien.
À cet instant précis, tous les lampadaires s'éteignent, tout d'un coup. Reinette, qui marchait lentement, tête basse, apparemment perdue dans ses pensées, se redresse, curieuse de savoir ce qui a provoqué cet inattendu changement de luminosité. Elle cesse de marcher, et une surprise immense peut se lire sur son visage : elle vient de m'apercevoir.” (FG)


(Suite de l’histoire n°4) “Le vent s’était levé et il huait dans les allées des résidences. Elle voyait un grand arbre qui frémissait de toutes ses feuilles, tremblait, sanglotait, et tous ses fruits clignotaient comme les loupiotes d’un arbre de noël. Elle s’approchait de l’arbre et s’installait auprès de lui, dans un tepee bien blotti contre les branchages. Les lueurs colorées étaient filtrées par la toile, douces, rassurantes. Mais le tissu s'amincissait en ces endroits et se laissait percer, et c’étaient de moins en moins des lumières colorées et de plus en plus des yeux qui clignaient, les yeux intenses de Jiji.” (Louis Butin)


(Suite de l’histoire n°5) “Il y eut dans cette conversation une fente brève et sombre. Des larmes strièrent les joues longues, mal rasées, d'Arrow. De l'autre côté, on ne savait pas.
— Et même, ma gentille Ledoux, extra-lucide, je suis.
— Ah ?
— Mais oui. Je vous vois, quel que soit votre vrai nom, Ledoux ou tout autre. Mon ange du moment. Vous êtes en gloire. Les yeux écarquillés, la poitrine offerte. Mon Eve.
— Pardon ?
Vinrent quelques crachotements sur la ligne. Arrow raccrocha : sa peau brûlait de honte. Dans cette ardeur, lui revint la vision atrocement claire de ce qu'il avait rêvé dans l'après-midi, chez Peony.” (Dragon Ash)

Episode 35


[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]


(Suite de l’histoire n°1) “Ces bisbilles d’enfants étaient effacées par la poignée de main. Salomon se sentait élevé jusqu’aux sommets. Sorti des rangs des moutons pour devenir quelque chose de plus noble. Son apparence physique s’en trouvait transformée : ses yeux un peu globuleux brillaient d’un nouvel éclat, sa bouche aux lèvres charnues s’était durcie d’un pli volontaire. Et, comme pour parachever une chance à laquelle quelques heures auparavant il n’osait pas encore croire, il entendit David dire :
- Ah, voici Griselda. Je ne sais si tu as eu hier l’occasion de lui être présenté.” (Alice Bé)


(Suite de l’histoire n°2) “Heisenberg ouvrit les yeux. Il n’était pas chez lui. Son regard se posa sur un sac de voyage, posé devant lui, ouvert, d’où dépassaient chemises et caleçons, jetés sans ordre les uns sur les autres. Il essaya de se lever, en vain. Ses mains étaient attachées dans son dos. On l’avait assis sur une chaise, menotté, au milieu d’une jolie chambre, fleurie, décorée avec goût, quoique sans originalité, dans un style balnéaire, qui mêlait marines accrochées aux murs, bouées, coquillages et maquettes de bateau. Heisenberg fut tiré de sa contemplation par une voix provenant du cabinet de toilette: “Non, je ne m’en suis pas débarrassé. Et qu’est-ce que cela veut dire, débarrasse-t-en? Je ne suis pas un assassin. Non, il est là, attaché. Non, non, il n’est pas éveillé. Ce que je compte faire? - Mais c’est à toi de me le dire!”.” (David M.)


(Suite de l’histoire n°3) “Mon regard ne peut plus se détacher de cette personne qui arrive, dont les contours deviennent de plus en plus précis au fur et à mesure qu'elle s'approche. Je suis comme le parent inquiet, qui voit par la fenêtre arriver son enfant qui avait disparu depuis des heures, je suis comme l'amoureux transi qui attend son amoureuse à la sortie de l'aéroport, un bouquet de roses à la main. L'inconnu vient de traverser la rue, il s'apprête à s'engager sur le pont ; je compte chacun de ses pas, 15, 16, 17... Je regarde l'heure sur mon téléphone : 5h15.” (FG)


(Suite de l’histoire n°4) “On percevait par les murs ou la fenêtre, étouffés, les sifflements des avions. Il rêvait qu’il ouvrait ses boutons, qu’il la touchait autant qu’il voulait ; il s’occupait d’elle avec l’avidité méticuleuse d’un comptable à son audit. Il sentait le danger, le poison qui lui collait aux mains, le parfum capiteux de tout cela. Il voulait fuir la maison. Mais il ne faisait que se perdre dans le noir de ses couloirs, comme sous le choc de la pierre, et après une nouvelle tentative de fuite, il se retrouvait encore au pied du lit de Coralie.” (Louis Butin)


(Suite de l’histoire n°5) “En Zeus qu'il avait déjà amplement exploré durant le long hiver des canyons, il ne croisa que des joueurs hostiles, habités par le seul désir de détruire les quelques vies des malheureux qui s'aventuraient dans leur zone. Au niveau suivant — la Poursuite de Diane, il traqua une bonne demi-heure la jeune Ledoux, la jolie (du moins le supposait-il) Québécoise, et finit par la trucider sur le fleuve des Enfers.
— C'est malin, gémit-elle. On est au 15 du mois, je vais devoir m'abstenir de jouer jusqu'au 30. Je n'ai plus un dollar de crédit.
— Je vous en prête ?
— C'est interdit.
Le tonnerre se déchaînait sur les canyons.
— Ledoux, vous voyez quoi par votre fenêtre ?
— Rien de spécial. Un jardin, des chats qui se battent la nuit. Ce n'est pas encore l'heure, mais je peux vous dire qu'ils nous font un foutu sabbat, avec cris d'enfants égorgés et effusions de sang. Plus loin, il y a l'hôpital. Ça m'arrive de regarder les chambres aux jumelles. Quand je m'ennuie. Et vous ? Vous voyez quoi ?
— Le désert, dit Arrow. L'orage. Certains soirs, des collègues qui jouent au tennis dans la salle de sport. Des oiseaux de nuit. Mon patron, van Doorn, qui prend sa voiture en pleine nuit pour aller on ne sait où. Et une fois dans ma vie, une fois, un puma, mais je n'en suis pas sûr.
— Vous cherchez toujours Shark ? Je crois qu'hier, ou avant-hier, il a pilé McMagnet dans les Plaines de cendre.
— Ledoux, murmura Arrow, je vous parle d'un puma sur le parking : doré, tranquille, il foule le bitume de ses pattes puissantes. Vous vous en foutez ?
— Vous avez bu, Icare, fit Ledoux.
— J'aimerais bien. Mon voisin du dessous vient d'allumer son troisième joint. Non, Ledoux, je suis atrocement lucide. ” (Dragon Ash)

Episode 34


[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]


(Suite de l’histoire n°1) “En la serrant, cette main fine et soignée, à l’étreinte sincère, Salomon oublia ce pour quoi il était venu, Mme Cohen fut effacée de son esprit, qui le ramena soudain dans son enfance, lorsque David et lui jouaient dans le jardin du manoir. Un jour, Salomon était allé se cacher dans une petite cabane où le jardinier rangeait ses outils. Il n’avait pas allumé l’ampoule électrique, n’avait pas croqué dans la pomme que lui avait donné la mère de David pour le goûter, pour ne pas se faire repérer. Silencieux comme un Sioux aux aguets, il avait fini par s’endormir contre la porte. A son réveil, il s’était rendu compte que David, sans doute lassé par le jeu, était rentré dans la maison et l’avait laissé seul, dehors. Il faisait nuit à présent, et, manifestement, personne au manoir n’avait remarqué son absence.” (Alice Bé)


(Suite de l’histoire n°2) “Heisenberg referma la porte du bureau de Monsieur Sheep. Il vérifia dans sa poche de veste s‘il avait repris son carnet. Le carnet était bien là, noirci consciencieusement par les nombreuses notes qu’il avait consignées, écoutant patiemment le récit décousu de celui qui était désormais son client. Quelle étrange affaire! Il avait appris à toujours laisser les victimes donner leur version des faits. Il avait appris à conduire un interrogatoire sans forcer la main du plaignant. L’état de confusion de Sheep l’avait incité à ne rien censurer:il analyserait cela plus tard, verrait ce qui est exploitable. Il s’arrêta au pied de l’escalier: si une parcelle seulement de cette histoire extravagante était vraie, alors ce serait assurément l’affaire du siècle. Alors qu’il s’apprêtait à remonter à la surface, Heisenberg perçut un mouvement du coin de l’oeil, il entendit un bruit de pas, ressentit un choc sévère, et sombra dans l'inconscience.
***” (David M.)


(Suite de l’histoire n°3) “J'attends. Je continue à attendre. Le jour se lève, un jour gris et froid. Je suis pris d'un grand sentiment de découragement. Il ne vient pas, il ne viendra pas. Que faire, alors ? "Sur le pont à cinq heures", m'a dit Boulier. Si ce n'est pas ici et maintenant, où ? et quand ?
Mais je n'ai pas le temps de sombrer dans la mélancolie. Les voitures sont de plus en plus nombreuses, et leur vrombissement ne s'interrompt désormais presque jamais. Pourtant, brusquement, survient un moment d'accalmie. Aucune voiture ne passe pendant plusieurs secondes, et un silence profond se répand sur le pont des Arts. J'entends brusquement des pas derrière moi, provenant de la rive gauche. Je fais volte-face, et j'aperçois au loin une silhouette que je ne peux identifier. Je ne peux même pas encore dire si c'est un homme ou une femme : ce n'est, pour l'instant, d'où je suis, qu'une figure mince, et qui s'avance à pas très lents, mesurés.” (FG)


(Suite de l’histoire n°4) “— Mais tu peux quand même pas nous mettre tous les deux dans le même sac !
— Si je peux.
— Coralie…, souffla Jean-Jesus.
— Cassez-vous… », gronda-t-elle comme l’orage qui couve au loin.
Les deux géants quittèrent, penauds, la maison de la jeune femme et s’en retournèrent chez eux.
Jean-Jesus, dans la maison adjacente.
Antoine, à l’hôtel Sheraton de l’aéroport.

***

À travers le mur, on entendait les ronflements de sa mère, longs, paisibles et profonds. Il rêvait à d’innombrables serrures derrière lesquelles on découvrait à chaque fois Coralie. Elle enlevait ses bas, coupait les ongles de ses pieds dans le bidet, dégrafait son soutien-gorge, prenait une douche, embrassait un homme, dormait en ronflant… Inaccessible.” (Louis Butin)


(Suite de l’histoire n°5) “Le petit appartement qu'Arrow habitait au complexe donnait sur le parking ; au-delà, les baies lumineuses de la salle de sport et les trois mâts clignotants du petit aérodrome. Puis la ligne rouge des canyons. C'était son monde depuis cinq ans. Quand ils furent rentrés du lac — c'était leur jour de congé, ils avaient dîné avec Peony et son compagnon du moment, un ranger qui venait tous les deux soirs de Russell's Hole passer la nuit chez elle — Arrow rendit visite à Deirdre, non sans avoir pris la précaution de coincer la porte au moyen de son dictionnaire anglais-japonais. La brebis se laissa cajoler cinq bonnes minutes, avant de pousser un bêlement lamentable.
— À ta santé, van Doorn, grommela Arrow, qui n'avait toujours pas repéré la caméra peut-être dissimulée dans son labo.
Il repartit, l'ordinateur portable sous le bras, s'installa sur la petite terrasse de l'appartement — l'air était tiède, le ciel fuligineux et sans étoiles. À l'étage inférieur, on fumait de l'herbe. Qui était-ce, déjà ? Ah, Stoppard, le généticien. Arrow eut la tentation de se pencher pour lui demander quelques feuilles, à charge de revanche. Au lieu de quoi, étouffant un bâillement impatient, il se connecta sur le Livre.” (Dragon Ash)

mercredi 7 mars 2012

Episode 33

[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]


(Suite de l’histoire n°1) “David le regarda avec une nuance de respect, chose assez inhabituelle pour que Salomon en soit à la fois surpris et touché.
- Tu as raison, Salomon. Laisser la maison serait absurde, et puis, nous avons mis le jardin à disposition des autorités, le Ministre était ravi.
David poursuivit, d’un ton de plus en plus assuré ; il semblait à présent s’adresser davantage à lui-même qu’à son cousin.
- Et puis, retirer nos investissements du pays, cela serait du plus mauvais effet. Il faut au contraire qu’on montre notre loyauté. Si tous les Juifs s’en vont à la moindre rumeur, n’a-t-on pas raison de les qualifier de traîtres ? Merci, Salomon, de m’avoir ramené à la raison.

Avec un sourire radieux, qui réchauffa Salomon jusqu’à la moelle, David lui tendit la main.” (Alice Bé)


(Suite de l’histoire n°2) “La retraite d’Heisenberg avait été coupée. Il ne lui restait plus qu’à repartir à l’assaut, mais en changeant de stratégie. Ses attaques frontales ayant échoué, il décida de contourner Sheep par le flanc et de le lancer sur un autre sujet: “Je n’ai pu m’empêche d’admirer sur votre lettre ce filigrane en forme de pyramide. Je me demandais: quelle est sa signification? Sheep lança ses mains en l’air, frétillant de plaisir, son visage s’éclairant à l’idée de partager un nouveau détail de son existence avec un parfait inconnu. Monsieur Sheep fondit sur Heisenberg, s’arrêta, se replia: “Non, la pyramide, cela n’a aucun rapport avec notre affaire.” Silence. Sheep sortit de sa poche une montre à gousset, la regarda distraitement, et prit un air impatient: “Nous avons trop tardé. Je vais vous donner les détails de cette affaire, que vous puissiez vous mettre rapidement au travail.”
***” (David M.)


(Suite de l’histoire n°3) “Me voici arrivé au Louvre, qu'il faut contourner puisque tout est encore fermé. Au-delà des arcades, j'aperçois la pyramide, étonnamment petite et frêle dans cette pâle lumière. Je presse le pas, car ce détour risque de me mettre en retard. Il est déjà presque cinq heures. J'arrive enfin à la Seine ; je ne distingue personne sur le pont des Arts.
Je me rends jusqu'au centre du pont et, les bras serrés contre le corps, je fais les cent pas, je regarde et j'attends. Un employé municipal passe, son balai vert qui traîne derrière lui. De temps à autre, il donne un coup velléitaire et découragé avec son instrument. Il heurte une bouteille de bière, qui se met à rouler tout doucement vers le bord du pont. Nous la suivons tous les deux du regard, tandis qu'elle poursuit son lent et cahotant chemin et disparaît par-dessus bord. Il lève les yeux vers moi et hausse les épaules. « Celle-là sera pour les poissons », semble-t-il dire. Il s'éloigne.
Je regarde vers l'horloge de l'institut, mais il n'y a toujours pas assez de lumière pour y distinguer l'heure. Je regarde donc ma montre : il est 5h04.” (FG)


(Suite de l’histoire n°4) “Coralie mit ses poings à ses hanches et souffla un bon coup.
« Bon, je suis fatiguée là…
— C’est bien ce que je dis… On va le sortir de la maison, comme ça on sera plus tranquilles. »
Jean-Jesus s’agrippa au bras d’Antoine : « Pharaon ! Ô mon ennemi ! Les eaux t’engloutiront une seconde fois ! Ton peuple ira nourrir les poissons !
— Raah, putain ! Aide-moi à le faire bouger de là, dit Antoine entre deux efforts pour soulever l’intrus.
— Je veux bien essayer, mais pas comme ça… », fit Coralie.
Elle se tourna vers son ami et dit doucement :
« S’il-te plaît Jiji, je suis fatiguée… Tu crois que tu peux rentrer chez toi ?
— Non ! Je ne peux pas te laisser avec Pharaon ! Dieu va renverser ta maison !
— Bon allez, c’est simple, Coralie, tu choisis : ce mec taré ou moi. Si tu me choisis, on le balance dehors ou, même, on appelle les flics… »
Coralie se laissa glisser mollement contre le mur du couloir et se retrouva assise en vis-à-vis de Jean-Jesus.
« Ou alors, si tu ne peux pas prendre une décision, tu joues ça aux dés…, tenta Antoine.
— Je n’ai pas tellement envie de rigoler, tu vois ? En fait, j’ai plutôt envie de vous envoyer paître tous les deux…, gémit-elle.” (Louis Butin)


(Suite de l’histoire n°5) “Une fois à Kamakura, ils décident de ne pas aller plus loin. La plage est noire, la mer trop froide pour qu'on ait envie de se baigner. Ou bien c'est le choc en retour de la réplique du matin. Sanghee — qui, bien que mariée à un ingénieur toujours en vadrouille sur les champs d'éoliennes du grand Nord, n'est pas indifférente aux charmes faussement juvéniles de Katsu — a accepté le tour de passe-passe. Avant d'aller prendre le train, Etsuko a envoyé un message au labo. Contrairement à ses habitudes, elle ne l'a pas chiffré, faute de temps. "Arrow, rêves-tu comme moi du singe ? Si oui, que te dit-il ?" Le train file dans les banlieues ensoleillées et le regret l'assaille. La somme de ses mensonges est si grande que rien ne pourra les absoudre, c'est certain. Elle ne retraversera jamais l'océan : qu'elle s'y risque, et l'oiseau Roc — ou quelque dragon — fondra sur l'avion et lui mangera le cœur.

— Il faudrait peut-être que je prenne certaines décisions, dit-elle à Daisuke, tandis qu'ils regardent deux gamins jouer au football sur la plage.

— C'est à dire ?

— Si je reste.

Elle passe la main dans ses cheveux, l'index sur la petite blessure du matin. Daisuke soupire.

— Il faudra tout changer.

— Mais si tu veux, dit-il, tu peux retourner là-bas.

— À quoi bon ?

Ah, se dit-elle cependant, mais viens, Roc, dragon, chimère, emporte-moi dans tes foutues serres, arrache-moi les membres et les tripes et crache mes yeux dans le désert, que je revoie Arrow avec ce qui me reste de vie. ” (Dragon Ash)

lundi 5 mars 2012

Episode 32

[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]


(Suite de l’histoire n°1) “- Que se passe-t-il donc ? demanda Salomon, regardant son cousin si métamorphosé avec une curiosité presque réjouie. Le lion serait-il en train de se muer en mouton ?
- Eh bien je ne sais pas trop, vois-tu. Des amis nous ont conseillé de partir à l’étranger, parce que le gouvernement commence à s’intéresser d’un peu trop près aux biens des juifs. Mais je ne sais pas quoi faire. Notre vie est ici, nous ne sommes pas des étrangers, enfin, et puis nous avons toujours eu d’excellents rapports avec les autorités.
- N’y a-t-il pas justement quelqu’un de ce bord-là qui pourrait vous renseigner ? Quelqu’un en qui tu aurais confiance, et qui pourrait te rassurer ? Partir comme ça, brusquement, me paraît un peu précipité, sans compter que ça pourrait donner l’impression que la famille a quelque chose à se reprocher.” (Alice Bé)


(Suite de l’histoire n°2) “Cela faisait trois minutes que Sheep avait sombré dans ses pensées et qu’Heisenberg se mordait les doigts d’avoir voulu accélérer la manoeuvre avec pour tout effet d’avoir poussé son client potentiel, non pas à cesser de monologuer, mais à cesser de monologuer à haute voix, pour s’enfermer dans un mutisme pensif, parfois secoué des murmures vindicatifs aussi pulsionnels que rapides, visant la police, les juges, le maire de son village et le guichetier de la poste locale. Il décida alors d’un repli tactique, lent et progressif, vers la porte. Il n’avait pas fait trois pas, l’oeil toujours rivé vers Sheep, que celui-ci, sorti de sa rêverie, l’arrêta d’une question: “Où allez vous, voyons?”.” (David M.)


(Suite de l’histoire n°3) “Je n'ai pas l'habitude de voir les rues de Paris parfaitement vides ; personne, pas un chat ; aucun autre bruit que le claquement de mes chaussures. Aux carrefours, les feux continuent à émettre leurs signaux, mais il n'y a pas de voiture. Une lumière grisâtre, couleur de laine sale, commence à monter et fait pâlir l'éclat des lampadaires.
Brusquement, devant la vitrine éteinte d'une agence de voyages, je m'arrête. Il faut que je réfléchisse. Si Locus est là, quelles questions dois-je lui poser ? C'est déjà assez compliqué de le trouver, je risque de ne jamais pouvoir le revoir. Je connais l'identité de l'homme qui était avec Reinette ; je peux lui demander des renseignements, en savoir plus sur ce cinéaste. Ce que je ne sais pas, c'est qui m'a envoyé ces textos. C'est ça, la vraie question. Était-ce Locus ? Et si oui, pourquoi ?” (FG)


(Suite de l’histoire n°4) “Sa tête moutonnée dodelinait, indolente.

Il fut pris d’une impression soudaine qu’il perdait sa portance sur l’air et qu’il chutait brusquement. Il poussa un cri et écarquilla des yeux pleins de frayeur.

« Je ! Pardon ! pardon ! pardon ! Coralie, pardon ! Oh mon Dieu, qu’est-ce que j’ai fait ? Que s’est-il passé ? », se lamenta-t-il, confus, agitant lamentablement ses bras mollasses.

Puis il fixa le visage d’Antoine de toute son attention terrifiée.

« Qui es-tu ? Ô masque de mon ennemi !, lança-t-il.

— Eh oh ! Et toi, qu’est-ce tu fous ici ?, répartit Antoine.

— Aaah ! Laissez-moi ! Éteignez la lumière ! Éteignez tout !, hurla Jean-Jesus.

— Oh putain… Il déconne à plein tubes ce mec. »” (Louis Butin)


(Suite de l’histoire n°5) “Vers deux heures, Daisuke la réveille. Ils se sont connus à Tokyo, lorsqu'elle étudiait la biologie. Lui avait deux bars dans Golden Gai — le Cabaret, qu'il a vendu aux enfants Kagi, et le Serpent bleu, qu'il loue à une de ses cousines. Il a rouvert une maison de thé dans Nezu, y passe rarement plus de trois heures par jour.

— Travailler m'ennuie à présent, dit-il.

Il dort, il parcourt la ville, il s'occupe de ses poissons et, depuis le retour d'Etsuko, la regarde sans jamais s'en lasser. Il l'aime depuis qu'elle est apparue un soir, au Serpent bleu, le regard mauvais et des boutons sur le front — elle avait dix-neuf ans. Il l'aime assez pour pouvoir vivre sans elle, à l'abri de la peur — voire même, songe-t-elle, de la jalousie.

Elle l'épie qui se penche sur l'aquarium et fronce les sourcils, et parle aux poissons. Elle se rappelle soudain le singe dont elle a rêvé, de celui qui, une nuit, a tiré la bestiole, mourante, d'une cage et l'a conduit au bord du lac, chez Peony. Elle les a accompagnés, elle a gardé la main sur le torse du petit animal pendant tout le trajet, de peur qu'il ne s'arrête de respirer.

Elle a menti à Arrow — qu'elle aime ou pense aimer — jamais à Daisuke. Daisuke sait tout d'Arrow, lequel croit encore —

— Dai-chan, j'ai rêvé d'un singe vert et d'Enoshima.

— Tu voudrais qu'on y aille ce soir ? Il fait beau. On pourrait dîner sur la plage.

— Mais je travaille ce soir.

— Alors demain matin ? À moins qu'on ne demande à Sanghee de te remplacer ?

Sanghee est une des deux serveuses de la maison de thé.” (Dragon Ash)

samedi 3 mars 2012

Seuil 5

La Team One est arrivée au terme du cinquième cycle d'épisodes. Les épisodes 27 à 31 de chacun ont été assemblés et mis en ligne:

  1. La page 5 du texte d'Alice Bé;
  2. La page 5 du texte de David M.;
  3. La page 5 du texte de FG;
  4. La page 5 du texte de Louis Butin;
  5. La page 5 du texte de Dragon Ash;
Bravo aux auteurs!

Les épisodes 32 sont en préparation.

Page 5 (Dragon Ash)

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 27 à 31 écrits par Dragon Ash forme la page 5 de son texte.]

Hunter freina prudemment à l'entrée du village et gara son car blanc cassé près du pylône de transmission téléphonique, au sommet duquel était perché un vautour — Yorick, un des familiers de Peony. Le charognard se nourrissait de poissons et de gros rats, au grand dégoût des dix-sept autres habitants du hameau. Lesquels auraient aussi aimé se débarrasser du pylône, selon eux cause des maux de tête et des crises de mélancolie qui frappaient la communauté.
— Foutaises, disait Peony : parce que franchement, avec les dépôts d'uranium de l'autre côté de la colline et les cochonneries qu'on trouve au fond du lac, il y a de quoi faire. Peony avait reconnu le car sur la route du lac et sorti son meilleur mezcal. Les deux chats, le chien — une bête roussâtre aux allures de coyote — et le singe se disputaient une énorme sauterelle dans un coin du bar. Deux des Californiennes, Bridget et Wanda, toutes les deux en maillot de bain, se tiraient les cartes en buvant du jus d'agave.— Oh ! Les ennemis du genre humain, ricanèrent-elles en voyant paraître Arrow et son compagnon. Mad Hunter marmonna une insulte en navajo. Peony cracha une graine de tournesol à deux pas du singe, qui se mit à piailler — c'était un rescapé du labo, un vervet, bestiole au poil gris et au masque charbonneux. La jolie Bridget secoua ses boucles rousses. — C'est malin. Il n'y est pour rien, le pauvre. — Tsu-tsu, susurra Arrow.Le singe lui sauta dans les bras. — Il se souvient, dit Peony. Pas vrai, Xue ?
Le singe chercha distraitement des poux sur la tête d'Arrow, n'en trouva pas, lui lécha les oreilles avant d'aller tirer la queue d'un des chats. La ménagerie d'Area 51 provenait du labo, à l'exception du chien et du vautour. Ces deux-là, le désert les avait crachés un matin de février. Le chien alors gros comme deux poings et le vautour traînant par le bec ce qui restait de sa mère. Le vervet et les deux chats avaient été sorti des cages par des nuits sans van Doorn.

Les végétaliennes tirèrent leur révérence.

— Je ne sais pas comment tu fais pour les supporter, ces connards, fit Hunter.

— Bah, ils ne sont pas si méchants. Ils nous envient, au fond. Ça serait si chic d'être un peu nègre. Ou un peu native.

Du comptoir, on avait vue sur le lac, scintillant. Et la route.

— Et puis, mon pauvre : c'est quand même un bon tiers de ma clientèle. Les deux gosses sont gentils.

Van Doorn, van Doorn encagoulé errant entre les cages. Van Doorn passant ses nuits à les surveiller, eux trois, sur ses écrans de contrôle. Depuis quand ? Nom de dieu, m'a-t-il vu…

Les deux filles à présent se baignaient, nues.

— Elles n'ont peur de rien, elles. Je ne foutrais pas l'ongle du petit orteil dans cette soupe. Ils vont à l'école, les mômes ?

— Penses-tu ! C'est éducation à la maison et cataplasmes au jus de cactus.

Mad Hunter au deuxième verre de mezcal raconta les méfaits du patron.

— Quel malade ! Qu'est-ce qu'il a derrière la tête ?

Arrow avait une douleur persistante derrière l'os frontal. Trop joué cette nuit. Trop réfléchi. Trop de soleil, trop de mezcal. Les bras croisés sur la table, il s'endormit.
***

ai ! jvou parl ssaipa trai fassile dekssplikai makonssepssion dumond aila raizon pour lakel jinterviain dan ledesstain daijan on peu dir ke jeu sui kom unnsortt deupon antr laichozvuainonvu antanduainonantandu reussantiainonreussanti ankelkeusortt ainaisspri unaitainssel vital ankor kilparai souvan ojan keujeu leurportt maleur sseuki mafoi ai biain possibl silon konsidair leupeu deugou kilzon pour lavairitai ssaijan meuvoi danleur ssomaiye ailorkilseu raivaye iltrambl ilfairm laizieu ssachan kilzon vu ofon deumaim ssaijan jeukroi on peur daitainaibr on peur dusilanss on peur deulamor sseuki amonsans neussaplik pahamai visitt sse nai pa ssakeu jeudi jeudi ojan reugardai danvo tainaibr aivou vairai jeuneu di paklair mai louin vou kompreunai ? louin

***

Le sang qui coule du front d'Etsuko trace sa route lentement sur sa joue. Elle le barre de l'index, le goûte du bout de la langue.

— Etsu-chan, murmure Daisuke, hébété.

Elle a reçu juste au-dessus de la tempe un oiseau en bois tombé de la plus haute des étagères. Les poissons, comme Daisuke, sont indemnes. Une rumeur monte de la rue. Il y a des gens sur la chaussée, attachés-cases ou sacs à dos sur la tête. Une gamine en blanc, coiffée d'un casque jaune, regarde, assise sur le trottoir, un chien qui tremble et pleure sous une voiture.

— Viens, dit-il. Viens à côté de moi. Je t'ai attendu une partie de la nuit, tu sais ?

D'une main hésitante, il écarte les cheveux d'Etsuko. La coupure est longue, dix bons centimètres.

— Tu vois des étoiles ? Tu as envie de tomber dans les pommes ? De vomir ?

— Non, pas à ce point -là.

— Et puis j'ai appelé ta sœur qui m'a dit que tu étais partie très joyeuse avec Katsu.

— C'est vrai. Boire au parc, avec des amis à lui.

— Des musiciens ?

— Sûrement.

— Je ne me suis plus inquiété, j'ai dormi. Je vais te désinfecter ça.

La gamine a enlevé un de ses mocassins et la chaussette qui va avec et fait gigoter ses orteils sous le nez du chien, qui les lèche, les uns après les autres.

Fiche le camp, fantôme du passé, se dit Etsuko, qui serre les dents la minute d'après : Daisuke tamponne sa plaie à l'iode.

— Il y a une bosse, aussi. Tu es sûre que ça va ?

— J'ai un bruit dans les oreilles. Mais ça va, oui. C'est le manque de sommeil, tu sais ? Je n'ai pas dormi.

Elle se retourne, le regarde comme elle l'a regardé à l'aéroport : il est son geôlier sans le savoir.

Deux téléphones sonnent simultanément.
Daisuke répond à sa mère, Etsuko à Keiko. Non, non, nous allons bien. La maison a tenu. Une fois de plus. Et Mme Tsukamoto ? Ah ? Je passerai au resto avant midi si tu veux. Mais ce n'était rien, 4 sur l'échelle de Richter. Dis donc, ton frère, qu'est-ce qu'il avait bu la nuit dernière. Etsuko bâille. La gamine dans la rue a ôté ses deux chaussures et pleure de soulagement, sans doute.
— Dai-chan ? On se recouche ?
— Dai-chan !
Ça le fait rire. Il tire sur sa barbiche grise. Elle pose sa tête sur ses genoux nus.
— Tu saignes encore.
— Chut. Dai-chan, caresse-moi les épaules.
Les épaules. Il les caresse et les lèche, jusqu'aux reins. Elle s'est endormie et rêve qu'un singe vert est assis sur son ventre, et qu'il lui parle d'une voix claire qui n'est ni masculine ni féminine ni, se dit-elle dans le rêve, animale. Et tandis que Daisuke lui masse le creux du dos, le singe lui tête les seins, comme un enfant humain.





(à suivre)

Dragon Ash

Page 5 (Louis Butin)

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 27 à 31 écrits par Louis Butin forme la page 5 de son texte.]

Il gémit en se recroquevillant sur lui-même. Son flanc humide le faisait souffrir ; une brèche avait été ouverte dans sa muraille et il croyait sentir la vie s’écouler hors de lui. Maintenant sa vision s’assombrissait ; il tentait en vain de fouiller les ténèbres du regard.
Une haleine chaude, toute proche, puis un cri : « Han ! C’est Jiji !… Antoine ! qu’est-ce que tu as fait !
— Mais c’est lui ! C’est quoi ce monstre ! C’est un malade ! Il m’a attaqué tout à l’heure !
Hh ! Qu'est-ce que tu lui as fait ? Il... Il est en train de mourir ? J’appelle les secours !
— Attends, bon… enfin, faut quand même pas déconner, je lui ai juste mis un coup de couteau de dînette…
— De… de dînette ?
— Je voyais rien, j’ai trouvé que ça… et je l’ai juste piqué au foie avec…
— Oh ? La vieille dînette dans le débarras ?
— Aah…, gémit Jean-Jesus. Coro… Coralie… Ma fleur…
— Mais tu connais ce type ?, fit Antoine.
— Un peu… ça fait longtemps… on jouait des fois aux cow-boys et aux indiens dans le jardin.
— Il est gigantesque…
— Comme toi…
— Il est dangereux ?
— Pas autant que toi…
— On dirait qu’il s’est évanoui », murmura Antoine.
Il replia sa longue silhouette auprès de celle de l'autre géant et palpa du côté de sa blessure.
« Ça a saigné un peu… Allume la lumière… »
Coralie s’en fut du côté de l’interrupteur et l’électricité grésilla bientôt dans le filament de l’ampoule.
« Eh bien, tu n’y es pas allé de main morte, constata-t-elle en voyant la tâche sombre sous la chemise.
— Ça a dû frotter… Je ne pensais pas pouvoir vraiment le blesser avec ce petit truc…
— Oh… Et toi ? Tu es salement amoché aussi… »
Son arcade sourcilière était défoncée et une poche bleutée couvrait quasiment l’œil gauche. Mais Antoine Longin en avait vues d’autres, des bagarres, un globe trotter comme lui. À Colombo, il s’était fait rosser par de louches intermédiaires qu’il avait essayé d’entourlouper sur la vente de splendides saphirs ; à Karachi, on lui avait coupé deux doigts pour deux émeraudes ; au Liberia, il s’était fait arracher plusieurs dents pour des diamants.
« Alors un bleu… penses-tu..., grimaça-t-il virilement.
— Et ce pauvre Jiji… Regarde-le…
— Il va s’en remettre, fit Antoine après avoir soulevé sa chemise pour inspecter la blessure. Une éraflure… même pas une piqûre de guêpe…
— Sacré Jiji. On dirait encore un enfant. Tout neuf. Avec sa grosse touffe de cheveux… tu sais qu’il n’a jamais voyagé ? À cause de son père, il m’a dit… Il a peur de l’avion. Je crois bien qu’il n’a jamais quitté le quartier.
— Coralie, fit Antoine en la regardant d’une façon suspecte. Pourquoi, dans ce bar, tu m’as choisi, moi ?
— Et pourquoi pas toi ?
— Coralie, regarde-le, regarde-moi… Le même corps rallongé n’importe comment… Les pieds et les mains démesurés comme moi. Les mêmes bonnes joues et aussi, là, ses sourcils broussailleux… Tu ne vois pas une ressemblance ?
— Non. Pas vraiment. Vous n’avez strictement rien à voir l’un avec l’autre… La même taille ? Faut être parano, Antoine… Dans ce bar, tu es le seul à avoir osé poser la main sur moi, c’est tout.
— Parce que tu me regardais…Non, je suis sûr qu’il y a quelque chose entre vous. Un équilibre que tu n’oses pas rompre…
— Antoine, je ne te connais pas bien et tu me fais peur. Tu évalues tout, tu calcules tout.
— Je suis un homme de vertiges, Coralie. »
Il passa sur elle sa large main. Il semblait pouvoir recouvrir sa tête, tenir tout son dos, prendre ses deux fesses dans la seule paume de cette main spectaculaire.
Jean-Jesus somnolait, les yeux entr’ouverts et grommelait de désapprobation.




(à suivre)

Louis Butin

Page 5 (Alice Bé)

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 27 à 31 écrits par Alice Bé forme la page 4 de son texte.]

Depuis, l’eau avait coulé sous les ponts. L’oncle David avait été emporté par une crise d’apoplexie pendant un bon repas, signe de sa parfaite assimilation à la culture locale, et son fils avait hérité de son patrimoine et de son sens des affaires. Il avait investi dans les techniques de communication, notamment le téléphone, et s’assurait ainsi, en plus de ses diverses propriétés et portefeuilles, un confortable revenu. Sa magnifique demeure avait appartenu à son père, qui y avait fait installer toutes les commodités modernes, et n’avait lésiné sur aucune ornementation. Un réseau électrique indépendant assurait une alimentation régulière, même pendant les coupures. Le jardin était constellé de petites mares où nageaient des tortues exotiques, et il y avait même, dans une aile de la demeure, une salle où pouvaient être données des représentations théâtrales privées. Salomon, depuis son petit appartement miteux, ne pouvait que regarder de loin, avec envie et une vague rancune à l’égard de ses propres parents, cette réussite exemplaire d’une famille juive qui avait abandonné des racines bien encombrantes pour embrasser pleinement la culture du pays dans lequel elle se trouvait.
Secrètement, il espérait retrouver chez ses cousins la mystérieuse jeune femme de la veille. Cette fille au parfum de fleur, aux cheveux de miel, qui l’attirait comme un aimant en même temps qu’elle lui faisait peur. Face à elle, il n’avait su que faire, aveugle, démuni. Il ne le savait d’ailleurs toujours pas. Qu’avait-il à lui offrir, lui, minable répétiteur habitant un appartement miteux, alors qu’elle était habituée aux châteaux ?
Chez ses cousins, l’atmosphère était électrique. Des nouvelles confuses parvenaient des quatre coins du pays. Il semblait que le gouvernement avait commencé à cataloguer ses citoyens hébraïques. Dans quel but ? Pour l’instant, on l’ignorait, mais David commençait à se demander s’il ne ferait pas mieux de s’en aller avec sa famille et ses biens, pour ne pas se faire surprendre, un jour, pendant son sommeil. Salomon, débarquant au milieu de tout cela, n’osait pas mettre sur le tapis l’histoire de Hershe, qui lui semblait quelque peu dérisoire par rapport à ces préoccupations familiales.
Tout le monde courait, s’agitait dans tous les sens, au point que personne ne semblait avoir vraiment remarqué Salomon. Plutôt que d’héler quelqu’un, il resta coi, se déplaçant à pas de velours, comme s’il ne voulait surtout pas qu’on le voie. Il se demandait vraiment ce qu’il venait faire là, une fois encore il était totalement inadapté dans ce décor somptueux. Il s’adossa à la cheminée, comme à son habitude, et, comme la veille, s’abîma dans la contemplation des petites abeilles qui l’ornaient. Jusqu’à sentir une main se poser sur son épaule.
C’était David, David le riche, le beau, celui que le Seigneur semblait avoir béni à sa naissance, celui que Salomon toute sa vie avait regardé d’en bas, conscient que jamais il ne parviendrait à s’élever jusqu’à lui. Mais, aujourd’hui, l’enfant des dieux faisait bien pâle figure. Il avait les traits tirés, cela faisait visiblement plusieurs jours qu’il ne dormait pas bien, il ne cessait de se passer la main dans les cheveux, qui semblaient tout à coup ternes et grisonnants.
- Qu’est-ce que tu veux, Salomon ? Comme tu le vois, la maison est un peu sens dessus dessous en ce moment.
Il n’y avait pas d’agressivité dans sa voix, le ton en était même un peu plaintif, comme s’il espérait, contre toute attente, que Salomon puisse l’aider à résoudre les calculs compliqués qui faisaient chavirer son esprit, comme s’il pouvait lui faire regagner son équilibre si rapidement perdu.




(à suivre)

Alice Bé

Page 5 (FG)

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 27 à 31 écrits par FG forme la page 5 de son texte.]



La pièce est extrêmement ennuyeuse ; Boulier raconte des anecdotes qui ne mènent nulle part, tente d'être spirituel mais ne parvient qu'à être assommant. Les autres spectateurs ne sont pas plus fascinés que moi ; mon voisin écrit sans cesse des textos tout en riant sous cape ; deux personnes derrière moi parlent de leurs vacances en Espagne. J'essaie désespérément d'être attentif, au cas où Boulier me demanderait mon opinion tout à l'heure. Pf. Honnêtement, je ne vois pas l'intérêt du théâtre...
Boulier m'ayant aperçu et reconnu pendant la pièce, il me fait signe de le suivre, après les applaudissements dispersés et vite fanés du public. J'entre derrière lui en coulisse. Il ouvre une porte et me fait entrer dans sa "loge" – en réalité une alvéole à peine assez grande pour qu'on s'y tienne à deux. Boulier commence à enlever son maquillage et va droit au but : "Tu viens me voir au sujet de Locus, c'est ça?" De près, il s'exhale de lui une sorte de magnétisme qui ne se traduit d'aucune façon à la scène : on a l'impression que tout ce qu'il va dire va être intéressant. Je comprends mieux sa carrière en lui parlant ainsi quelques minutes : en personne, les producteurs sont immédiatement séduits ; sur scène, il ne parvient pas à séduire les spectateurs. Sans manifester d'étonnement par rapport au fait qu'il sait la raison de ma visite, je lui dis que j'aimerais le voir, mais que je ne sais pas le joindre puisque je ne l'ai pas vu depuis notre séjour en Bourgogne.
Il me répond : "Locus, tu ne le trouves pas, c'est lui qui te trouve. Il va trop vite, il se déplace constamment. C'est impossible de savoir où il est ou comment le joindre. Moi, je n'ai pas de numéro de téléphone, je n'ai pas d'adresse, je n'ai aucun renseignement à son sujet. De fait, il est apparu comme ça un matin, il a sonné chez moi alors que je dormais encore. Il m'a dit que tu viendrais bientôt me voir, que tu me poserais des questions à ton sujet. Tu vois bien, il savait déjà tout."
– Il t'a dit pourquoi je voulais te parler ?
– Non, répond Boulier, simplement que tu voudrais le voir. Il ne m'a pas dit pourquoi.
– Et c'est tout, il ne t'a rien dit de plus ?
– Si. Il m'a encore dit de te dire : "On se retrouvera sur le pont, à cinq heures."
Boulier et moi parlons encore quelques minutes, mais quant à moi je ne le fais que pour ne pas être impoli. Dès que possible, je lui dis au revoir et je rentre chez moi.
Les choses vont de mal en pis. Je n'en peux plus de ces énigmes, de ces devinettes. Que me faudra-t-il faire encore ? Allez cueillir la fleur magique de l'Himalaya ? Je pourrai en profiter pour dire bonjour au yéti, puisque je serai au Népal... Tout d'un coup, je ressens une immense fatigue. C'est sans doute le décalage horaire ; je n'ai pas encore dormi une nuit normale depuis mon retour. Je vais tout de suite me coucher. Demain, j'aurai le temps de réfléchir ; demain, je serai plein d'énergie et je travaillerai sans relâche !
Au milieu de la nuit, je me réveille brusquement. Et si cinq heures voulait dire cinq heures du matin ? Je regarde le réveil. 3h45. Il ne me reste qu'une heure quinze minutes pour trouver la réponse.
En fait, je ne sais pas pourquoi, presque immédiatement me vient en tête une certitude : ce sera sur un pont d'où l'on peut apercevoir une horloge. Donc, probablement, sur le pont des Arts, et l'horloge de l'institut. J'irai donc sur le pont des Arts, à cinq heures du matin, et j'y retrouverai Locus, et j'aurai enfin la réponse à toutes mes questions. Cette décision ayant été prise, tout irrationnelle qu'elle soit, je m'endors paisiblement.
Quand je me réveille, je suis si peu reposé que j'ai un moment de vertige en sortant du lit. Une main appuyée sur le mur, j'essaie de retrouver mes esprits. Qu'est-ce que Boulier a dit exactement ? Est-ce que cela vaut vraiment la peine que je me lève ? Sur un pont, à cinq heures. Et si je me trompais ? Si, suivant le fil le plus ténu, je m'étais inventé une réponse à cette énigme que rien ne m'aide à résoudre ?
Qu'importe, après tout ? J'irai, et si Locus n'est pas là, je rentrerai chez moi et j'irai dormir. Voilà tout. Armé de cette consolation, je m'habille et je sors. Les rues sont désertes, les lampadaires sont toujours allumés. À cette heure-ci, il n'y a pas encore de métro, et je ne vois de taxi nulle part. Il faudra marcher.

(à suivre)

FG

Page 5 (David M.)

[ci-dessous, l'assemblage des épisodes 27 à 31 écrits par David M. forme la page 5 de son texte.]


Sheep avait été pétrifié par le changement de ton d’Heisenberg. Sa lèvre inférieure vibrait d’indignation, de petites larmes de vexation se formaient au coin de ses yeux. Il renifla comme un enfant, soupira, puis, reprenant ses cent pas: “Oui, je comprends, bien sûr, l’important, c’est d’aller vite; moi-même...” Heisenberg toussa. Sheep s’immobilisa à nouveau, soupira à nouveau, et se coupa: “... j’avais dicté cette idée à Bragg, mon majordome, que vous avez rencontré. Il l’a ensuite placée dans mon coffre, le temps que, dans la nuit noire, je revienne à tâtons au manoir, de mon pas de sénateur, mon désespoir effacé par la joie que m’inspirait cette idée de génie. Tout était oublié: la jungle, l’abeille, mes souffrances, mes angoisses. J’étais absolument possédé par ce projet. C’était compter sans cet aveugle sournois, dont la forfaiture devait bientôt me replonger dans mon cauchemar, et mettre mes projets sans dessus-dessous”. Heisenberg, sentant là s’ouvrir une nouvelle et dangereuse bifurcation dans le récit, se racla la gorge à grands bruits, épuisant ainsi avec méthode la courte liste des effets sonores dont dispose un homme civilisé pour indiquer au bavard qu’il s'égare dans son récit. Monsieur Sheep s’arrêta, comme frappé par la foudre, et regarda Heisenberg. Sheep avait voyagé et, malgré la très haute estime en laquelle il se tenait lui-même, estime inversement proportionnelle à celle qu’il avait pour autrui, ils sentait que la carte de visite, le manoir, tout cela avait intrigué l’ancien gendarme au point de l’amener ici - mais ne le retiendrait pas plus longtemps. Il regretta pourtant de ne pouvoir conférencer juste quelques minutes de plus, l’occasion était si rare, et il avait tant à dire. Mais, contrairement à d’autres prisonniers d’un instant, qui consentaient à souffrir ses péroraisons, pourvu que lui souffrît qu’ils dormassent, bercés par le flux tiède de sa voix, Heisenberg pouvait partir, et Sheep ne reverrait jamais, en ce cas, son trésor. Il s’élança vers Heisenberg, prêt à tout lui dire, s’arrêta. Il sentait en lui cette impulsion, de tout raconter, de donner tous ses secrets pour retenir l’attention et l’intérêt du détective. Mais était-ce nécessaire? Avait-il besoin de tout dire? N’allait-il pas encore, comme souvent, en dire trop, esclave de son besoin de reconnaissance? Géronimo, l’abeille, l’aveugle: tout cela était-il utile à Heisenberg? Dans un moment de lucidité, Monsieur Sheep parvint à se rendre maître de ses passions. Ce surcroît de force morale, qu'il n’attendait pas de lui-même, était à la mesure de l’enjeu. Pour la première fois de son existence, il désirait un objet plus qu’il ne désirait qu’on l’aimât.
Ce moment de lucidité le poussa presque à sortir du sommeil intellectuel où l’avait plongé sa mégalomanie. Il était près de se demander s’il était si nécessaire de retrouver qui avait dérobé son trésor, qui n’était autre qu’une idée, une idée certes géniale, mais qu’il pourrait sans doute recomposer à peu de frais, mais une idée qu’il perdait peu à peu de vue, son attention était désormais complètement absorbée par le vol dont il avait été victime, et la nécessité de retrouver et punir ceux qui l’avaient lésé, et, indirectement, la société entière dont la justice (lente) et la police (incompétente) et les élus (corrompus) et les médias (compromis), avaient conspiré à lui nuire.

(à suivre)

David M.

vendredi 2 mars 2012

Episode 31


[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]

(Suite de l’histoire n°1) “C’était David, David le riche, le beau, celui que le Seigneur semblait avoir béni à sa naissance, celui que Salomon toute sa vie avait regardé d’en bas, conscient que jamais il ne parviendrait à s’élever jusqu’à lui. Mais, aujourd’hui, l’enfant des dieux faisait bien pâle figure. Il avait les traits tirés, cela faisait visiblement plusieurs jours qu’il ne dormait pas bien, il ne cessait de se passer la main dans les cheveux, qui semblaient tout à coup ternes et grisonnants.
- Qu’est-ce que tu veux, Salomon ? Comme tu le vois, la maison est un peu sens dessus dessous en ce moment.
Il n’y avait pas d’agressivité dans sa voix, le ton en était même un peu plaintif, comme s’il espérait, contre toute attente, que Salomon puisse l’aider à résoudre les calculs compliqués qui faisaient chavirer son esprit, comme s’il pouvait lui faire regagner son équilibre si rapidement perdu.” (Alice Bé)

(Suite de l’histoire n°2) “Ce moment de lucidité le poussa presque à sortir parfaitement du sommeil intellectuel où l’avait plongé sa mégalomanie. Il était près de se demander s’il était si nécessaire de retrouver qui avait dérobé son trésor, qui n’était autre qu’une idée, une idée certes géniale, mais qu’il pourrait sans doute recomposer à peu de frais, mais une idée qu’il perdait peu à peu de vue, son attention était désormais complètement absorbée par le vol dont il avait été victime, et la nécessité de retrouver et punir ceux qui l’avaient lésé, et, indirectement, la société entière dont la justice (lente) et la police (incompétente) et les élus (corrompus) et les médias (compromis), avaient conspiré à lui nuire. ” (David M.)

(Suite de l’histoire n°3) “En fait, je ne sais pas pourquoi, presque immédiatement me vient en tête une certitude : ce sera sur un pont d'où l'on peut apercevoir une horloge. Donc, probablement, sur le pont des Arts, et l'horloge de l'institut. J'irai donc sur le pont des Arts, à cinq heures du matin, et j'y retrouverai Locus, et j'aurai enfin la réponse à toutes mes questions. Cette décision ayant été prise, tout irrationnelle qu'elle soit, je m'endors paisiblement.
Quand je me réveille, je suis si peu reposé que j'ai un moment de vertige en sortant du lit. Une main appuyée sur le mur, j'essaie de retrouver mes esprits. Qu'est-ce que Boulier a dit exactement ? Est-ce que cela vaut vraiment la peine que je me lève ? Sur un pont, à cinq heures. Et si je me trompais ? Si, suivant le fil le plus ténu, je m'étais inventé une réponse à cette énigme que rien ne m'aide à résoudre ?
Qu'importe, après tout ? J'irai, et si Locus n'est pas là, je rentrerai chez moi et j'irai dormir. Voilà tout. Armé de cette consolation, je m'habille et je sors. Les rues sont désertes, les lampadaires sont toujours allumés. À cette heure-ci, il n'y a pas encore de métro, et je ne vois de taxi nulle part. Il faudra marcher.” (FG)

(Suite de l’histoire n°4) “— Non. Pas vraiment. Vous n’avez strictement rien à voir l’un avec l’autre… La même taille ? Faut être parano, Antoine… Dans ce bar, tu es le seul à avoir osé poser la main sur moi, c’est tout.
— Parce que tu me regardais…Non, je suis sûr qu’il y a quelque chose entre vous. Un équilibre que tu n’oses pas rompre…
— Antoine, je ne te connais pas bien et tu me fais peur. Tu évalues tout, tu calcules tout.
— Je suis un homme de vertiges, Coralie. »
Il passa sur elle sa large main. Il semblait pouvoir recouvrir sa tête, tenir tout son dos, prendre ses deux fesses dans la seule paume de cette main spectaculaire.
Jean-Jesus somnolait, les yeux entr’ouverts et grommelait de désapprobation.” (Louis Butin)

(Suite de l’histoire n°5) “Daisuke répond à sa mère, Etsuko à Keiko. Non, non, nous allons bien. La maison a tenu. Une fois de plus. Et Mme Tsukamoto ? Ah ? Je passerai au resto avant midi si tu veux. Mais ce n'était rien, 4 sur l'échelle de Richter. Dis donc, ton frère, qu'est-ce qu'il avait bu la nuit dernière. Etsuko bâille. La gamine dans la rue a ôté ses deux chaussures et pleure de soulagement, sans doute.
— Dai-chan ? On se recouche ?
— Dai-chan !
Ça le fait rire. Il tire sur sa barbiche grise. Elle pose sa tête sur ses genoux nus.
— Tu saignes encore.
— Chut. Dai-chan, caresse-moi les épaules.
Les épaules. Il les caresse et les lèche, jusqu'aux reins. Elle s'est endormie et rêve qu'un singe vert est assis sur son ventre, et qu'il lui parle d'une voix claire qui n'est ni masculine ni féminine ni, se dit-elle dans le rêve, animale. Et tandis que Daisuke lui masse le creux du dos, le singe lui tête les seins, comme un enfant humain.” (Dragon Ash)

Episode 30

[Les cinq paragraphes ci-dessous appartiennent à cinq feuilletons distincts. Ces cinq paragraphes ne se suivent pas - mais font suite aux précédents épisodes des mêmes auteurs.]


(Suite de l’histoire n°1) “Tout le monde courait, s’agitait dans tous les sens, au point que personne ne semblait avoir vraiment remarqué Salomon. Plutôt que d’héler quelqu’un, il resta coi, se déplaçant à pas de velours, comme s’il ne voulait surtout pas qu’on le voie. Il se demandait vraiment ce qu’il venait faire là, une fois encore il était totalement inadapté dans ce décor somptueux. Il s’adossa à la cheminée, comme à son habitude, et, comme la veille, s’abîma dans la contemplation des petites abeilles qui l’ornaient. Jusqu’à sentir une main se poser sur son épaule. ” (Alice Bé)


(Suite de l’histoire n°2) “Il s’élança vers Heisenberg, prêt à tout lui dire, s’arrêta. Il sentait en lui cette impulsion, de tout raconter, de donner tous ses secrets pour retenir l’attention et l’intérêt du détective. Mais était-ce nécessaire? Avait-il besoin de tout dire? N’allait-il pas encore, comme souvent, en dire trop, esclave de son besoin de reconnaissance? Géronimo, l’abeille, l’aveugle: tout cela était-il utile à Heisenberg? Dans un moment de lucidité, Monsieur Sheep parvint à se rendre maître de ses passions. Ce surcroît de force moral, que lui-même n’attendait pas de lui-même, était à la mesure de l’enjeu. Pour la première fois de son existence, il désirait un objet plus qu’il ne désirait qu’on l’aimât.” (David M.)


(Suite de l’histoire n°3) “Les choses vont de mal en pis. Je n'en peux plus de ces énigmes, de ces devinettes. Que me faudra-t-il faire encore ? Allez cueillir la fleur magique de l'Himalaya ? Je pourrai en profiter pour dire bonjour au yéti, puisque je serai au Népal... Tout d'un coup, je ressens une immense fatigue. C'est sans doute le décalage horaire ; je n'ai pas encore dormi une nuit normale depuis mon retour. Je vais tout de suite me coucher. Demain, j'aurai le temps de réfléchir ; demain, je serai plein d'énergie et je travaillerai sans relâche !
Au milieu de la nuit, je me réveille brusquement. Et si cinq heures voulait dire cinq heures du matin ? Je regarde le réveil. 3h45. Il ne me reste qu'une heure quinze minutes pour trouver la réponse.” (FG)


(Suite de l’histoire n°4) “— Et ce pauvre Jiji… Regarde-le…
— Il va s’en remettre, fit Antoine après avoir soulevé sa chemise pour inspecter la blessure. Une éraflure… même pas une piqûre de guêpe…
— Sacré Jiji. On dirait encore un enfant. Tout neuf. Avec sa grosse touffe de cheveux… tu sais qu’il n’a jamais voyagé ? À cause de son père, il m’a dit… Il a peur de l’avion. Je crois bien qu’il n’a jamais quitté le quartier.
— Coralie, fit Antoine en la regardant d’une façon suspecte. Pourquoi, dans ce bar, tu m’as choisi, moi ?
— Et pourquoi pas toi ?
— Coralie, regarde-le, regarde-moi… Le même corps rallongé n’importe comment… Les pieds et les mains démesurés comme moi. Les mêmes bonnes joues et aussi, là, ses sourcils broussailleux… Tu ne vois pas une ressemblance ?” (Louis Butin)


(Suite de l’histoire n°5) “Le sang qui coule du front d'Etsuko trace sa route lentement sur sa joue. Elle le barre de l'index, le goûte du bout de la langue.

— Etsu-chan, murmure Daisuke, hébété.

Elle a reçu juste au-dessus de la tempe un oiseau en bois tombé de la plus haute des étagères. Les poissons, comme Daisuke, sont indemnes. Une rumeur monte de la rue. Il y a des gens sur la chaussée, attachés-cases ou sacs à dos sur la tête. Une gamine en blanc, coiffée d'un casque jaune, regarde, assise sur le trottoir, un chien qui tremble et pleure sous une voiture.

— Viens, dit-il. Viens à côté de moi. Je t'ai attendu une partie de la nuit, tu sais ?

D'une main hésitante, il écarte les cheveux d'Etsuko. La coupure est longue, dix bons centimètres.

— Tu vois des étoiles ? Tu as envie de tomber dans les pommes ? De vomir ?

— Non, pas à ce point -là.

— Et puis j'ai appelé ta sœur qui m'a dit que tu étais partie très joyeuse avec Katsu.

— C'est vrai. Boire au parc, avec des amis à lui.

— Des musiciens ?

— Sûrement.

— Je ne me suis plus inquiété, j'ai dormi. Je vais te désinfecter ça.

La gamine a enlevé un de ses mocassins et la chaussette qui va avec et fait gigoter ses orteils sous le nez du chien, qui les lèche, les uns après les autres.

Fiche le camp, fantôme du passé, se dit Etsuko, qui serre les dents la minute d'après : Daisuke tamponne sa plaie à l'iode.

— Il y a une bosse, aussi. Tu es sûre que ça va ?

— J'ai un bruit dans les oreilles. Mais ça va, oui. C'est le manque de sommeil, tu sais ? Je n'ai pas dormi.

Elle se retourne, le regarde comme elle l'a regardé à l'aéroport : il est son geôlier sans le savoir.

Deux téléphones sonnent simultanément.” (Dragon Ash)